lundi 26 décembre 2016

SynSyn (3) [B5]

Comme tout le monde, rentrer à pied me fait peur. Même avec un masque anti-particules fines, marcher une heure dans Paris signifie perdre une semaine d'espérance de vie.
J’avance doucement pour avoir à inspirer le moins possible. Toutes les deux minutes, je mets la main dans ma poche pour sentir si le stylo-seringue est toujours là ; cela me rassure.
Quand je passe à côté d'un groupe de sans-masque, je longe le mur et je regarde devant moi. Depuis que toutes les rues sont sous vidéosurveillance intelligente, ils ne tentent plus grand chose.
Je croise le regard d'un vieil homme au teint flétri par des années de pollution. Il me demande une cigarette.
“Désolé, je ne fume pas”, lui répondis-je tout en détournant le regard.


Après 15 minutes de marche, j’arrive seulement place de la République et pense toujours aux risques liés à la SynSyn.
L'idée de me renseigner davantage sur le sujet avant de prendre ma dose de Dugarry12061998 a fait son chemin dans mon cerveau et s'est tenacement implantée.
Je ne veux pas être pisté sur le net même si le risque est faible et qu'il est légal de prendre des informations sur une drogue. Mais je suis un peu paranoïaque ; alors, je recouvre ma tête de ma capuche. Avec mon masque sur le visage, seul mes yeux sont visibles quand je m'approche de la borne interactive de l'office de tourisme.


Le clavier se projette sur le mur. J’appuie simultanément sur les touches Ctrl, Alt et Suppr pour sortir du programme qui présente la place de la République.
Il s’agit d’un vieux truc du début du siècle qui fonctionne toujours sur les programmes sans âge de la mairie de Paris. Je tape dans le moteur de recherche :


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SynSyn n.f
SynSyn est une abréviation du mot anglais Synthetic Synapse qui désigne une drogue puissante d’altération de la perception.
Le procédé consiste à reproduire une émotion en copiant les données chimiques ressenties par un sujet.
Dans l’idéal, le prélèvement doit se faire pendant que le sujet ressent l'émotion en question mais cela est souvent difficilement réalisable ; notamment du fait de l’outillage nécessaire au scan des connections neuronales, très lourd, qui nuit à l'expérience du sujet et donc au résultat.
Dans la réalité, le prélèvement se fait, le plus souvent, sous hypnose en demandant au sujet de se remémorer l’instant en question. Le résultat est plus ou moins fiable et souvent diminué mais l'opération est beaucoup plus simple à mettre en place.
Une fois le scan réalisé, des synapses synthétiques sont réalisées en fonction des échantillons retrouvés lors de l’examen cérébral. Les synapses se développent ensuite en laboratoire sur un appareil nerveux factice (appelé marionette, puppets en anglais). Quand leur nombre est suffisant, elles sont prélevées et conditionnées dans un liquide de maintien. C’est ce liquide qui constitue la SynSyn.
Mode d'administration : injection sous-cutanée en haut de la nuque. Les synapses synthétiques se déversent dans le cerveau et vont directement se coller aux bons récepteurs.


Effet : le sujet récepteur ressent les émotions collectées chez le sujet donneur.


Addiction : la possibilité de ressentir une émotion instantanément sans aucun préalable est une expérience…


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Je dois me dépêcher. Une patrouille mettrais environ 5 minutes pour arriver, si ma recherche était considérée comme suspecte, et elle pourrait l'être légitimement, puisque je pirate le terminal de l'office du tourisme. Alors, je lis en diagonal.
Je passe en revue l’historique de la découverte, le détournement par un chimiste devenu lui-même complètement drogué, les premiers sentiments synthétisés, les premiers accidents, la première loi relative à l'interdiction de la SynSyn…
Je continue à faire défiler le texte. Enfin, je parviens au chapitre “conséquences néfastes et accidents”


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Les conséquences néfastes sont multiples et les études les concernant sont rares et imprécises du fait du caractère illégal de la pratique et du manque de recul.
Les ravages de la SynSyn sont observés depuis les hôpitaux psychiatriques sans toujours pouvoir expliquer les causes exactes des maux constatés.
Toutes les troubles psychologiques possibles ont été observés sur des sujets qui ont consommé de la SynSyn et parfois une seule prise à suffit à développer une de ces  pathologies : névrose obsessionnelle, angoisse, paranoïa, schizophrénie…
Ces troubles sont la conséquence d’une prise qui se déroule normalement mais qui impacte négativement le psychisme du consommateur.


Les accidents sont très fréquents puisqu’il s’agit d’un procédé récent et complexe effectué par des amateurs dans l’illégalité.
Le prélèvement initial peut être corrompu par des sensations, des pensées extérieures à l'expérience que l’on souhaite capturer et reproduire. Dans ce cas, la sensation altérée peut troubler le sujet durablement selon les cas mais cela constitue, le plus souvent, l'accident le moins problématique.
La culture de SynSyn peut muter ou se développer de manière trop importante. Dans le premier cas, les conséquences sont imprévisibles passant de l’expérience ratée insipide à la gêne passagère jusqu'au traumatisme profond. Dans le second cas, une injection de SynSyn trop concentrée entraîne le plus souvent une saturation globale qui a pour conséquence la destruction partielle ou totale de l'appareil neuronal.


Dans la majorité des cas, il s’agit d’accidents involontaires mais des échantillons de SynSyn nocifs peuvent apparaître sur le marché sans que l’on sache qui les a introduit et dans quel but. Certaines rumeurs courent également sur des SynSyn conçues pour être intentionnellement traumatisantes; elles simulent des souffrances allant des maux de tête à la torture la plus inhumaine.


Même si aucun chiffre n’est communiqué sur le sujet, il paraît évident que la SynSyn s’est positionnée en quelques années comme la drogue la plus addictive et la plus mortelle, du fait du nombre de suicides qu’elle entraîne.


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J’entends des sirènes de police qui se rapprochent. Je ferme la fenêtre internet, j efface l’historique et j’appuie simultanément sur les touches alt et tab pour repasser sur l’écran d’accueil de l’office du tourisme. Je cours en longeant les murs sur 100 mètres ce qui représente probablement un mois d’espérance de vie de perdu. Je jette un regard par dessus mon épaule ; les gyrophares passent doucement devant la borne que je viens d’utiliser. Parfois ma paranoïa est salvatrice.


Je retrouve mon calme mais rien n’est gagné puisque la police peut me suivre à travers le réseau de caméras. Alors, je rentre chez moi en utilisant tous les trucs que je connais pour les semer. Je me mélange à la foule en rentrant dans une bouche de métro puis je fais demi-tour. Je rentre dans un bar et ressort par l’entrée de service. Je prends les petites rues en changeant de chemin dans les zones mal couvertes par les caméras...


J’arrive en bas de mon immeuble ; une tour remplie de chambres d’étudiants. Je passe devant les boîtes aux lettres qui ne reçoivent plus de lettres depuis longtemps et je prends l'ascenseur jusqu’au 4ème étage. Ce n’est qu’une fois dans mon appartement, la main sur ma SynSyn que je décompresse vraiment. J’enlève mes chaussures ; je m’allonge sur le lit qui remplit la moitié de mon appartement. Je me tourne sur le côté droit, fais sauter le capuchon du stylo-seringue et me pique dans le haut de la nuque, sous mes cheveux.
Je ferme les yeux.


Je suis puissant, concentré. Je vois Zidane sur la gauche, proche du poteau de corner. Il centre. Le temps passe au ralenti, je ne pense à rien, je regarde le ballon, je sens mes muscles se tendre, je saute, je pivote la tête. Je frappe le ballon. Je retombe par terre, je vois le ballon dans le but adverse. Une sensation de bonheur intense m’envahit, tout de suite suivie d’un sentiment de revanche. Je sautille, je tire la langue. Les autres joueurs veulent m’attraper, je m’échappe et je cours encore. J’ai le sentiment d’avoir fait ce que j’avais à faire. Je suis heureux, serein, relâché, libéré et fier.

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