lundi 5 décembre 2016

Le château [B2]


Il fait froid.  
Un froid sec qui m’enveloppe puis me pénètre.  
Je marche la tête haute et le regard au loin fixé sur le château.
Le soleil se couche derrière les montagnes et laisse dans le ciel sans nuage un dégradé de bleu foncé qui vire au noir profond.
De la buée sort de ma bouche alors que j’avance sur un chemin de terre.
J’aime cette sensation intense, cette fraîcheur paisible sous ce ciel pur.

Le chemin descend doucement et devient rocailleux. Je me laisse porter par la pente, freinant avec mes pieds pour ne pas prendre trop de vitesse.  
Chacun de mes pas s’accompagnent du bruit chaotique des cailloux projetés.
Je les sens à travers mes chaussures ces petites pierres. Ma semelle n’est pas épaisse.
J'ai dévalé toute la descente porté par mon élan. Je suis essoufflé.  
Le chemin débouche sur un carrefour avec sur le côté droit un grand arbre.
Je décide de m’y reposer quelques minutes. En avançant en direction de l’arbre,  je me rends compte que quelque chose me gêne sous ma chaussure droite.
Je ne sais pas pourquoi mais un grand arbre donne toujours envie de se reposer.

Je regarde sous ma chaussure et y trouve un petit caillou coincé.
Je le prends entre mon pouce et mon index et m’apprête à le lancer loin derrière moi quand je l’entends me parler.
“ Et ! Là ! Du calme ! Ca va bien enfin” me dit la voix criarde.
La petite pierre me parle. Je me sens bête, je la regarde en la faisant rouler entre mes doigts.
“ Ben oui ! Ben oui ! On se détend, tu vas me reposer gentiment ou plutôt même me ramener où j’étais, ben oui.
- Le gars n’a jamais parlé à une pierre apparemment, bon, très bien, pourquoi pas, on aura tout vu
- Ben oui, moi, je ne t’ai rien demandé. Tu viens chez moi, ben oui, chez moi. Tu m’écrases, tu me balades et tu veux me jeter maintenant. Y en a marre des gars comme toi qui jettent des pierres, conclut la petite voix”.
Je ne réponds rien.
“Le mec fait l’innocent. Parfait.” ajoute ironiquement la pierre.
Le froid doit me faire perdre l’esprit mais, dans le doute, je mets la pierre dans ma poche.
J’inspire un grand coup, prend un bon bol d’air froid puis souffle lentement en regardant la buée sortir de ma bouche. Je regarde les étoiles puis le château noir au loin.
Il fait encore un peu plus froid. Je décide de repartir. On se sent vivant quand on a froid, on se sent serein, on ne se sent pas de jeter une pierre qui n’a rien demandé.

Je descends toujours, doucement, sur un chemin en lacet et aperçois une route en contrebas.
Une route pavée, une grosse route rassurante qui traverse de part en part la vallée.
Je lève les yeux vers le château qui n’a jamais été si haut sur le flanc de la montagne.
Je me rapproche de plus en plus de la route quand j’entends au loin des bêlements.
Éclairé par la lune, je commence à distinguer au loin un troupeau de moutons.
Ils marchent en rang serré. Ils sont très nombreux et remplissent la route dans toute sa largeur.
Je m’avance doucement vers eux jusqu’à être à leur niveau.
Leurs bêlements incessants m’abrutissent. Je les regarde hagard.
L’un d’eux tourne la tête vers moi.
“Viens avec nous” dit-il gentiment en s’arrêtant à ma hauteur.
Je le regarde sans savoir quoi répondre et s’il est vraiment censé de répondre à un mouton qui parle.
“Viens avec nous, tu verras, c’est la voix de la raison.
- Vous allez où ? lui répondis-je
- Tout droit, on avance sur la route.
- Et, cette route, où mène-t-elle ?
- Le paradis vert bien entendu” me dit-il, surpris de mon ignorance, en avançant doucement car les moutons derrière lui s’impatientent et le pressent d’avancer.
“L’herbe est plus verte ailleurs est notre devise, alors nous avançons vers le paradis vert, de vastes étendues d’herbes à perte de vue, là bas, au bout de la route”.
“Je ne sais pas, je vais y réfléchir”, lui répondis-je.
“ Tu devrais venir avec nous” me dit-il moins gentiment en continuant à avancer sans me regarder
Les moutons qui le suivent lui emboîtent le pas en me jetant un regard dédaigneux.
Alors, je recule de quelques pas et les regarde passer. Ils sont infiniment nombreux, je n’en vois pas la fin.
Alors, je me décide de traverser la route à travers le troupeau.
Personne ne me laisse passer, je me mets à les bousculer. Les moutons bêlent à l’unisson.
Je me sens pousser à avancer avec eux mais parviens finalement à atteindre l’autre bord de la route non sans avoir bousculé quelques moutons.
Je les laisse dans mon dos et lève les yeux vers le château.

Il n’y a plus de chemin, je dois traverser des broussailles pour arriver en bas de la montagne.
Il fait toujours froid, ce froid qui rend les idées limpides surtout quand les bruits des moutons s’éloignent, au fil de mes pas.
Mais, ces petites arbustes, ces plantes sauvages me ralentissent, m’agacent en s’accrochant à mon pantalon.
Je me fatigue, comme si je marchais avec de la neige jusqu’au genoux mais je ne veux pas faire de pause, il n’y a pas de grand arbre.
Alors, je regarde le château, je me mords la lèvre inférieure et j’avance.

J’arrive au flanc de la montagne. La végétation change, des arbres nus à perte de vue, le givre sur leurs branches, le froid et les étoiles à travers  la nuit.
Je commence l’ascension et monte tout droit entre les arbres. La pente est raide, je prends appui sur mes genoux alternativement et escalade la montagne comme un escalier m’aidant des branches et des troncs comme d’une rampe. Quand l'ascension devient impossible, bloqué par des rochers infranchissables, je marche en travers de la pente à la recherche d’un passage, d’une route. Je trouve un chemin de terre à moitié effacé par la végétation. Je le suis tant bien que mal, craignant de le perdre quand il croise un torrent d’eau glacé, sans savoir si le chemin existe vraiment ou si je suis en train de le tracer.
Je me retrouve dans un endroit dégagé. La végétation inexistante tranche avec le reste de la forêt. Le sol noirci laisse penser qu’un incendie a eu lieu ici. Je lève les yeux, au dessus de moi, trois chemins qui semblent partir en direction du sommet. Le premier part vers la gauche et semble ramener au niveau de la paroi rocheuse. Le second part au centre à travers les arbres. Le troisième part vers la droite et suit un autre cours d’eau.

Je ne vois plus le château mais je l’imagine juste au-dessus de moi. Pourtant, après une courte hésitation, je m’engage sur le chemin de droite et me mets à remonter le cours d’eau. J’escalade en m’aidant des branches qui longent le chemin tout en fixant l’eau glacé qui coule sans arrêt, qui ne réfléchit pas, qui fonce aussi vite qu’elle le peut vers la vallée. Peut être que cette goutte d’eau qui s’écrase sur ma chaussure rêvait d’inonder le sol, de rejoindre le paradis vert.
Le chemin file à droite, puis à gauche, puis à droite puis je n’y pense plus. Je continue l'ascension, sans fatigue. Je continue à suivre le chemin alors qu’il n’y a plus de chemin. Je me sens libre, léger et puissant. Je sens mes jambes, je sens mes muscles. J’ai froid aux mains, je suis vivant.
Alors, je continue mais l’atmosphère devient plus lourde, mon coeur bat plus fort. Je me sens oppressé comme si mon cerveau était plus gros que ma boîte crânienne. J’ai mal à la nuque aussi. Je lève la tête et je vois le château à perte de vue. Je le longe pendant de longues minutes avant d’en trouver l’entrée principale.

La porte est immense, en bois et recouverte de symboles que je ne connais pas. J’ai peur.
Je vois la poignée. Je regarde derrière moi, je vois les étoiles et la nuit. Je baisse la nuque, je vois la forêt puis la vallée, le chemin pavé et ce que j’imagine être des moutons.
Je me retourne et me retrouve de nouveau devant l’immense porte, le coeur serré comme dans un étau.
Je tourne la poignée précautionneusement et m'aperçois immédiatement que la porte est fermée à clé.
Alors j’examine la poignée  et en dessous, un trou, pas vraiment une serrure mais un trou.

Mon coeur bat très fort. La panique me submerge. J’ai l’impression que des fils invisibles me tirent vers l’arrière, me presse à abandonner. J’ai l’impression que ma tête va exploser ou mon coeur ou les deux. Alors, comme pour me rassurer, je mets ma main dans la poche pour sentir la petite pierre sous mes doigts. Je la sors, la tient entre mon pouce et mon index et la regarde en attendant qu’elle me parle. Mais elle ne dit rien, alors je la place dans le trou sous la poignée, elle s’y insère parfaitement. La pierre disparaît dans le trou et un léger clic se fait entendre.  J’appuie sur la poignée et la lourde porte du château s’ouvre.

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